Lorsqu’on considère le nombre de consommatrices avisées, de productrices d’alcool et de sommelières québécoises aujourd’hui, on pourrait être tenté de croire que le rapport à la «dive bouteille» est relativement équitable, sans égard au genre. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi: un coup d’œil à l’histoire nous révèle que la relation entre les femmes et l’alcool est un chemin ponctué d’embûches. Offrons-nous un petit voyage dans le temps pour mieux saisir cette évolution!
Par Catherine Ferland, historienne
Alcool et femmes, un rapport compliqué
Pendant une grande partie de l’Histoire, les femmes ont été perçues comme des «créatures» vulnérables, tant sur le plan physique que moral. Cette croyance reposait sur une idée très ancienne, selon laquelle l’équilibre physiologique résultait de quatre «humeurs» présentes naturellement dans le corps humain et dont les proportions varient selon l’âge et le genre. Aux 17e et 18e siècles, les habitants de la Nouvelle-France adhéraient à ce système de pensée: ce sont donc les idées qui circulaient auprès de nos ancêtres dans la vallée du Saint-Laurent!
En vertu de cette croyance, la consommation d’alcool passait comme une stratégie permettant de rééquilibrer les humeurs, notamment en corrigeant la chaleur corporelle. Mais attention! Encore fallait-il boire selon sa nature, notamment son genre et son âge. Les boissons foncées et âpres, comme la bière très amère, le «gros rouge qui tache» ou encore les robustes eaux-de-vie, semblaient mieux appropriées aux gosiers masculins. Pour leur part, les femmes étaient invitées à privilégier les boissons jugées délicates, comme les vins clairs coupés d’un peu d’eau. On admettait toutefois l’usage de bière et d’eau-de-vie pour les femmes plus âgées, ainsi que pour les malades.
Mais même en choisissant une boisson jugée adéquate, la consommation féminine était sous haute surveillance. On préférait qu’elles s’abstiennent de «s’échauffer les sangs» en prenant de grandes quantités d’alcool ou, plus encore, on les incitait à s’en passer! La crainte sous-jacente était celle de voir la buveuse s’enivrer jusqu’à en perdre son honneur: on la soupçonnait de ne pas savoir reconnaître une certaine limite à ne pas enfreindre. Bref, l’ivresse féminine était considérée comme potentiellement dangereuse, tant pour la femme elle-même que pour l’ordre social…
Gardiennes de la vertu?
Puisque l’alcool s’accordait difficilement au féminin, cela n’étonnera personne d’apprendre que les dames s’impliquaient assez peu dans la production et le commerce des boissons. On trouvait certes des cabaretières dans les villes, notamment à Montréal, Trois-Rivières et Québec, de même que dans certains villages, mais il s’agissait d’une «voie professionnelle» plutôt mal vue. Un historien du siècle dernier, Robert-Lionel Séguin, qualifiait même les cabarets de «pépinières de mauvaises mœurs», c’est peu dire!
Ces idées ont conditionné pendant longtemps la manière dont toute la société percevait la question de l’alcool au féminin, tant le discours des médecins que celui des officiers de justice. Dans de nombreux articles de journaux du 19e siècle et du début du 20e siècle, la consommation féminine d’alcool était littéralement diabolisée: on l’accusait d’être responsable de plusieurs maux, dont la prostitution, le faible taux de naissances, la déficience physique ou intellectuelle des enfants, la délinquance juvénile, etc. Il s’agit d’ailleurs d’arguments qu’on verra surgir dans le discours des diverses vagues prohibitionnistes qui déferlent sur les pays occidentaux.
C’est dans ce contexte houleux qu’est créée la Commission des liqueurs en 1921. L’établissement de lieux respectables pour acheter de l’alcool va, en fin de compte, se trouver à affirmer la présence des femmes dans cette sphère de la consommation: elles sont nombreuses à se rendre à la Commission (puis à la Régie des alcools après 1961) afin de s’y procurer des bouteilles pour la maisonnée, les maris occupés y envoyant leurs épouses acheter l’incontournable «gros gin»!
Les manières de boire féminines demeurent largement modestes et privées jusqu’aux années 1970. Et il va de soi que les femmes sont exceptionnellement rares dans la production et le commerce des boissons.
De nouvelles clientes
Si elles peuvent consommer de l’alcool à la maison ou au restaurant, une porte reste encore obstinément fermée aux femmes pendant une grande partie du 20e siècle: celle de la taverne. Au Québec, la taverne est un univers exclusivement masculin, où les femmes ne sont pas les bienvenues! C’est le gouvernement de Maurice Duplessis qui en interdit l’accès aux clientes, en 1937, sous prétexte qu’il ne s’agit pas d’un lieu approprié pour les dames. Depuis, il ne faut pas négliger la puissance de la dimension «territoriale» liée à l’exclusion des femmes. Pour les clients, obligés de tenir compte des avis d’un patron au travail et d’une épouse à la maison, la taverne fait figure d’ultime bastion de liberté… Il y a donc beaucoup de résistance à l’idée même de permettre aux femmes d’accéder aux tavernes.
À la fin des années 1970, le gouvernement québécois décide d’apporter des amendements à la loi, de manière à refléter les nombreux changements sociaux, économiques et culturels. La Loi sur les infractions en matière de boissons alcooliques accorde donc aux taverniers qui le désirent le droit de servir une clientèle féminine. Des écriteaux souhaitant la «bienvenue aux dames» apparaissent à la porte de certains établissements. Les tavernes ouvertes avant 1979 conservent toutefois la prérogative d’accepter ou de refuser d’admettre des femmes. Enfin, en 1986, la loi est modifiée de manière à interdire l’exclusion des femmes!
De consommatrices à productrices et spécialistes
Après avoir pris leur place en toute légitimité comme consommatrices, tant en privé qu’en public, qu’en est-il de l’espace occupé par les femmes dans la production et l’industrie des alcools au Québec?
Longtemps écartées des cuves de brassage ou des chais, tout autant que du commerce des boissons (à exception notable des cabaretières de l’époque de la Nouvelle-France), les femmes s’affichent désormais comme des actrices incontournables. Ainsi, les Québécoises montrent un intérêt croissant pour la bière: alors que l’on comptait les brasseuses sur les doigts d’une main il y a une dizaine d’années, elles sont aujourd’hui nombreuses à créer des bières aux accents du terroir. Les femmes sont aussi présentes en nombre croissant dans le domaine cidricole. La viniculture québécoise a également vu ses rangs s’enrichir de nombreuses vigneronnes au cours des dernières décennies, alors que les vignobles se multiplient dans plusieurs régions. Le secteur de la microdistillerie demeure toutefois à investir, étant encore largement dominé par l’entrepreneuriat masculin.
Outre les productrices, considérons aussi les spécialistes: la sommellerie, l’œnologie et la mixologie, la chronique, la critique, l’édition, univers traditionnellement masculins, comptent aujourd’hui de nombreuses expertes reconnues. Les auteures de guides sur le vin, la bière et autres alcools ne font plus figure d’exception à l’heure actuelle. Plusieurs femmes font aussi partie du paysage médiatique québécois pour tenir des chroniques sur le vin ou les spiritueux. Les femmes sont de plus en plus nombreuses à se consacrer à la connaissance du vin: au Québec, la proportion de sommelières est la plus élevée au monde! Certaines ont même acquis une renommée internationale, leurs papilles affutées leur ayant permis de grimper les podiums de compétitions prestigieuses. Comment expliquer ce beau dynamisme? Le fait que l’intérêt québécois pour le vin soit relativement jeune, plutôt que de s’inscrire dans une longue tradition dominée par les experts masculins, y est sans doute pour quelque chose…
Derrière la convivialité du toast porté entre copines, de la brasseuse qui vous fait découvrir sa plus récente création et de la compétence de la sommelière qui vous conseille se profile donc une magnifique histoire. Il n’y a pas à dire: c’est une sacrée évolution!