En 1921, avec la Loi sur les boissons alcooliques, la Commission des liqueurs de Québec est officiellement créée. On lui octroie le monopole de l’importation, du transport et de la vente d’alcool. En plus, elle veille à l’octroi de permis pour les hôtels, restaurants, clubs ou encore tavernes. Cela suppose une réorganisation totale du commerce de l’alcool au Québec, et la tâche n’est pas mince pour la nouvelle Commission qui est installée dans l’ancienne prison Au-Pied-du-Courant, à Montréal. Il faut, dans un premier temps, racheter tous les stocks des entreprises privées et centraliser la distribution. En date du 1er mai 1921, la Commission ouvre 53 nouveaux magasins et embauche 415 personnes pour la première année.

Des années fastes

Malgré la sévérité des lieux, la Commission des liqueurs fait des affaires en or. Si les revenus nets s’élèvent à un peu plus de 4 millions de dollars en 1921-1922, ils dépassent les 10 millions en 1929-1930. Il faut cependant signaler que cette dernière période constitue l’apogée de l’organisation, ses magasins profitant alors largement de la prohibition qui sévit aux États-Unis. En effet, on remarque que, pour l’année 1933-1934, les revenus tournent de nouveau autour de 5 millions de dollars, ce qui est tout de même non négligeable. Au cours des neuf premières années d’activité, la Commission des liqueurs a versé en moyenne 6 millions de dollars à l’État, alors que les années précédentes, soit de 1909 à 1918, les différentes entreprises privées qui s’occupaient de ce commerce n’avaient versé que 800 000$ par année en moyenne.

Le vin plutôt que les spiritueux

Un des mandats de la Commission est d’assurer un approvisionnement régulier, mais aussi d’offrir des produits de qualité. Durant les premières années, elle pousse les clients à consommer du vin plutôt que des spiritueux. Elle agit ainsi, comme cela est mentionné dans le premier rapport annuel, dans le but de «les amener progressivement à l’usage d’un substitut moins nocif et de coût moins élevé». Elle essaiera également de limiter l’achat des spiritueux. À chaque visite au comptoir d’un magasin, il est possible d’acheter autant de bouteilles de vin qu’on désire, mais une seule de spiritueux. Cependant, rien n’y fait, les Québécois préfèrent les boissons à taux d’alcool élevé, comme les whiskys ou les gins. Désireuse d’offrir d’autres options, la Commission encourage donc l’achat de vins différents, notamment ceux qui sont fortifiés, aromatisés ou moelleux, comme les sauternes, les portos, les xérès ou les vermouths. Ces quatre derniers seront particulièrement appréciés des consommateurs et représenteront, en 1926, un peu plus de 80% des ventes de vin.

Afin de pousser encore plus loin la notion de contrôle, un laboratoire est mis en place, en même temps que la création de la Commission des liqueurs, dans le but de s’assurer que les produits sont conformes aux normes de qualité avant d’être envoyés dans les magasins. On rapporte que, durant l’année 1923-1924, le laboratoire procède à 2155 analyses.

De quoi avaient l’air les premières succursales?

Dans les premières succursales de la Commission des liqueurs, on est très loin de l’ambiance de l’actuelle Société des alcools, avec ses pastilles, ses classements selon les régions, ses réfrigérateurs ou encore l’accès libre aux bouteilles. Les magasins de la Commission ont une allure plutôt sévère. C’est qu’on ne veut pas nécessairement attirer l’œil des clients ni pousser à la consommation. En y pénétrant, on découvre des murs aux couleurs sombres et, à aucun moment, on ne peut toucher ni même voir les bouteilles. Pour commander, on doit se présenter devant un comptoir grillagé, qui rappelle les confessionnaux, et demander ce qu’on désire après avoir consulté une liste de produits. Un employé remet au client ses bouteilles, enveloppées dans un papier opaque, puis ce dernier paie et sort. Disons que l’expérience client est loin d’être ce qu’elle est aujourd’hui.

La Police des liqueurs

Dès 1921, on voit se constituer une force policière dont le mandat est d’encadrer et de gérer le commerce des alcools ; en d’autres mots, elle doit prendre en charge la contrebande et la production illégale d’alcool. Officiellement appelée «Service de surveillance», elle sera rapidement surnommée «les liqueurs» avant de prendre définitivement le nom de «Police des liqueurs» en 1934. Elle est composée, à sa fondation, de 35 agents, sous-inspecteurs et inspecteurs chargés d’enquêter, de perquisitionner, de procéder à des arrestations ou encore d’imposer des amendes.

Conrad Labelle, le célèbre bootlegger québécois

Boulanger de profession qui résidait tout près de la frontière canado-américaine, Conrad Labelle est vite devenu un des bootleggers les plus célèbres du Québec. Pour certains, il sera même le Al Capone du Québec. On raconte que ses activités pouvaient lui rapporter jusqu’à 80 000 $ en une seule nuit. Le commerce de l’alcool provoque des tensions un peu partout dans la province et, dans certains cas, des morts pour le moins suspectes. En 1928, le chef de police de Coaticook, dans les Cantons-de-l’Est, est retrouvé mort dans des circonstances assez mystérieuses. Les policiers et la Gendarmerie royale du Canada (GRC) conjugueront leurs efforts pour essayer d’endiguer le mal, mais la vague semble trop grande.

Photo: Sûreté du Québec

D’où vient le terme bootleggers?

Les contrebandiers étaient désignés ainsi parce que plusieurs d’entre eux cachaient une petite bouteille d’alcool dans leurs bottes. La tâche de la Police des liqueurs est immense, d’autant plus que les bootleggers sont nombreux. Très rapidement, l’action des policiers va se concentrer sur les régions du Québec qui longent la frontière avec les États-Unis, comme les Cantons-de-l’Est, le Témiscouata ou la Montérégie. La prohibition amène de plus en plus d’Américains à venir chercher de l’alcool au Québec pour tenter de le faire passer illégalement au sud. Cependant, des bootleggers québécois entendent bien, eux aussi, profiter de la manne que représente ce commerce illégal.

Montréal, ville ouverte

La prohibition américaine amène un flux de plus en plus soutenu de touristes en provenance des États-Unis. Montréal est une destination de choix, d’autant plus que le fameux Red Light regorge de clubs en tout genre. Elle est d’ailleurs qualifiée de «ville ouverte» tant le commerce illégal y semble florissant. En juillet 1920, on peut lire dans le Sunday Morning Star, de Wilmington, au Delaware, un article qui s’intitule: «Canada Now Mecca of Thirsty Souls Many American Vacationists Attracted by Montreal’s Partial Prohibition.» En 1926, ce sont 265 000 automobiles qui passent la frontière du Québec, tandis qu’en 1929 ce chiffre augmente à 637 500. La chanson Goodbye Broadway, Hello Montreal!, qui sort en 1928, exprime parfaitement l’intérêt économique, social et culturel des Américains envers la métropole québécoise.

Cependant, en 1933, le Blaine Act révoque la prohibition aux États-Unis et, par conséquent, les ventes d’alcool de la Commission des liqueurs commencent à baisser. Celles-ci reprennent un cours plus «normal», passant de 28 millions de dollars en 1929-1930 à 18 millions en 1939-1940.

Puis la Seconde Guerre mondiale frappe de plein fouet l’industrie canadienne. La Commission des liqueurs n’échappe pas aux transformations générées par ce conflit. L’alcool, qui est une matière de base de l’industrie lourde et de l’industrie pharmaceutique, se fait plus rare pour la consommation ordinaire de tous les jours. On met en place un système de tickets de rationnement afin que tous y aient accès. Toutefois, on ne tarde pas à voir s’installer un trafic de tickets et la Commission prend bien soin de dire à ses employés qu’ils ne doivent pas tremper dans ce commerce illégal sous peine de lourdes sanctions, en plus de congédiement.

Photo: Gisèle Belanger

Vers les Trente Glorieuses

Après la guerre, une nouvelle société se met en place, qu’on appellera les Trente Glorieuses (1945-1975), une période synonyme d’expansion économique et démographique ainsi que de confort pour une frange de plus en plus large de la population. Pourtant, au Québec, l’Église a toujours une forte autorité morale sur les consciences, et les arguments de la fin du 19e siècle visant à limiter, voire interdire, la vente et la consommation d’alcool sont de nouveau invoqués.

En 1952, le journal L’Action catholique encourage la population à signer une pétition pour la «stricte observance de tous les articles de la loi des liqueurs et la sanction rigoureuse contre les délinquants». Près de 800 000 personnes la signent, et la résurgence des mouvements de tempérance fait craindre le pire aux distillateurs canadiens. Parallèlement, les Québécois continuent de consommer, et le «règne du fort» se poursuit durant toute la décennie.

Dans les restaurants ou les maisons, ce ne sont pas des verres de vin qui accompagnent les plats, mais des verres d’alcool fort: gin et whisky, notamment, quand ce ne sont pas des verres de Cinzano, de Dubonnet ou différents vins fortifiés. La Révolution tranquille est en vue au Québec, et la Commission des liqueurs subira elle aussi des changements, d’où émergeront une nouvelle identité et une nouvelle manière de se présenter à sa clientèle de plus en plus nombreuse.

UNE RECETTE SOUVENIR

Photo: Valeria Bismar


Pouding chômeur

Création culinaire québécoise née de la crise économique des années 1930, le pouding chômeur est un dessert à base d’ingrédients bon marché, soit de la farine, du lait, du saindoux et de la cassonade. Aujourd’hui, on se délecte encore de ce dessert ‘d’ouvriers’ dans sa version plus gourmande avec du sirop d’érable.

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Photos: Archives SAQ