En fait, ce grand gaillard originaire du plateau de Gergovie (autant dire de la France profonde) a occupé tous ces métiers avant d’épouser, un peu par hasard, celui de viticulteur.

Premier à avoir fait pousser des vignes dans un but commercial au Québec, il est aussi l’inventeur du cidre de glace. Nous l’avons rencontré sur sa terre riche de biodiversité.

Enfant, Christian Barthomeuf passait ses étés dans le Cantal, une région française «moyenâgeuse» composée de lacs et de volcans, sur une terre sans tracteur ni produits chimiques. «Nous travaillions avec des bœufs et des charrues à main. Ma grand-mère prenait la crotte des vaches et des moutons pour fertiliser les champs. Ça donnait des fruits et des légumes merveilleux.»

Tandis qu’il évoque ses précieux souvenirs d’enfance, le viticulteur nous fait visiter sa propriété du Clos Saragnat, à Frelighsburg, au pied du mont Pinacle. Tout en marchant à travers les parcelles de pommiers, de vignes, de poiriers, de pruniers et de légumes, nous cueillons une pomme sans pesticides, gorgée de saveur. «Cette année, nous en avons eu des tonnes! Ça fait trois fois que nous secouons les arbres», dit-il avec fierté.  

Sur les 35 hectares de son sanctuaire, seulement 4 sont cultivés. Le reste abrite des poulaillers, des pâturages à chevaux, des zones sauvages et des étangs pour les oiseaux. Visiblement, toute cette biodiversité porte ses fruits. «Quand j’ai acheté le verger, en 2002, c’était un champ de ruines saturé de produits chimiques. Ma compagne, Louise Dupuis, et moi avons tout replanté, tout construit. Tranquillement, nous nous sommes tournés vers ce que j’appelle la culture fondamentale, qui ne requiert aucune intervention humaine. Ce sont les poules qui font la job en grattant le sol et en faisant caca. Il aura fallu 12 ans pour faire revenir les 30 000 espèces d’insectes de la région. Nous les entendons, mais nous ne les voyons plus. C’est comme ça que la nature se règle.»

Une terre de qualité Vineland

Lorsqu’il achète sa première ferme, à Dunham, en 1978, Christian Barthomeuf est pourtant loin de pratiquer ce type d’agriculture régénératrice. Il exploite deux magasins de chaînes stéréo, l’un à Saint-Jean, l’autre à Montréal. «Mes voisins me répétaient sans cesse: “Maudit que tu as de beaux coteaux pour faire de la vigne!” Moi, je ne faisais rien avec, trop occupé que j’étais à faire rouler mon entreprise.»

Mais une graine était semée. Un relevé des unités thermiques effectué durant plusieurs mois au moyen d’un thermomètre spécialisé a fini de le convaincre: sa terre était de la trempe de celle de Vineland, dans la région du Niagara. «Si l’agronome qui a pris les mesures avait comparé ma terre à Bananaland, j’aurais planté des bananes», plaisante-t-il. Nous sommes en 1980, et Christian Barthomeuf baptise son lot Domaine des Côtes d’ardoise. Il y plante des boutures de chaunac – une première au Québec –, ce qui le fait passer aux yeux de certains pour un illuminé! «La Ville de Dunham a mis des années à reconnaître mon vignoble. Encore aujourd’hui, certains locaux doutent de mon travail. Mais j’ai fait à ma tête.»   

Au printemps 1983, il vend ses premières bouteilles dans la plus parfaite illégalité – les premiers permis de production artisanale seront délivrés en 1985. Fauché, il devra toutefois se départir de son vignoble, qui passera aux mains du Dr Jacques Papillon, mais il continuera de l’exploiter. Avec succès, d’ailleurs: sa petite cuvée Seyval Carte d’Or 1985 remporte la première médaille d’or de la province aux Sélections mondiales 1986 dans la catégorie «vins de pays», devant un californien et un français.

L’année suivante, il fabrique un rouge nouveau, le Primardoise, qui cartonne au Salon international des vins de Montréal et coiffe un beaujolais nouveau lors d’une dégustation à l’aveugle. Mais, là encore, le coût de production s’élève à au moins deux fois le prix de vente. «Malgré nos efforts, le prix de nos vins – comme celui de tous les vins québécois – n’était pas compétitif sur le marché international. Je n’étais pas prêt à jouer dans cette ligue-là.»

HISTOIRE DE LA VIGNE AU QUÉBEC EN CHIFFRES1


1860

Il existe environ 30 vignobles dans le sud du Québec, sur une superficie exploitée de l’ordre de 40 hectares. Ceux-ci seront appelés à disparaître dans la dernière décennie du XIXe siècle.

Au XXe siècle

Le retour en force des vignobles québécois avec près de 50 vignobles situés tout au long et au sud du fleuve Saint-Laurent. La production se chiffre à 40 000 bouteilles de vin par année.

De la fin des années 1970
à aujourd’hui

La viticulture du Québec passe de quelques arpents de vignes à plus de 1000 hectares. Par mesure comparative, en 1935, la superficie de l’ensemble des vignobles, commerciaux ou non, était inférieure à 2 hectares.

Depuis 1992

La création de vignobles commerciaux s’accélère passant de 11 vignobles en activité en 1989 à 21 à la fin de 1992, puis à 28 pour 1995 et enfin à 34 en 1997. Aussi, on observe une relative concentration géographique en Montérégie et dans l’ouest de l’Estrie.

Au début des années 2000

33 vignobles commerciaux en activité sont recensés au Québec.

De fougue et de glace

C’est ainsi qu’en 1989 le vigneron se rebiffe et se tourne vers la confection de vin de glace – une autre première au Québec –, trop heureux de ne plus avoir à se battre contre l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Son nectar est reconnu illico comme un produit de calibre international. Non content de ce nouvel exploit, et tanné de se geler les doigts à cueillir du raisin, il se prend à rêver d’en faire avec de la pomme: il réquisitionne quatre bennes de fruits de son voisin, les met à geler dans la cabane du jardin et entreprend de les presser à la main. «Aujourd’hui, avec 800 livres, j’obtiens 50 bouteilles. À l’époque, j’avais à peine rempli un gallon!» Son cidre de glace, d’abord boudé – le cidre n’avait pas la cote en 1991, – fait mouche grâce à la ruse de son créateur, qui le présente à son kiosque du marché Atwater comme un «vin de glace de pommes»!

Pendant des années, Christian Barthomeuf mettra son talent au service de cidreries et obtiendra moult prix et reconnaissances pour l’invention de ce nectar devenu emblématique de notre terroir et de notre nordicité. Aujourd’hui aux commandes du Clos Saragnat avec sa complice Louise, il utilise toujours des pommes bios gelées dans l’arbre. Paysan rebelle2, il se fait un point d’honneur de cultiver ses fruits sans recourir aux «horribles et inutiles» produits chimiques, comme ses grands-parents. Visionnaire, il pratique la décroissance – vivre à l’aise en produisant uniquement en fonction de ses besoins. Mais ça, c’est une autre histoire qu’il promet de nous raconter dans son prochain livre…


1Source: Frédéric Lasserre, «L’essor du vignoble au Québec Histoire de climats et de goûts», Cybergeo: European Journal of Geography [En ligne], Politique, Culture, Représentations, article 190, mis en ligne le 23 avril 2001.

2Autoportrait d’un paysan rebelle – Une histoire de pommes, de vin et de crottin, Les éditions du passage, 232p., 2020.

Photos: Julien Faugère