Tempranillo, polyvalence à l’espagnole

Il peut faire de petits vins simples et de grands vins de garde, des rouges clairs et gouleyants ou des cuvées concentrées et épicées. Il porte plusieurs noms: ull-de-llebre (œil de lièvre) en Catalogne, cencibel dans le Valdepeñas, tinto-fino ou tinta-del-país en Ribera del Duero, tinto-madrid, tinto-aragonês, tinta-de-toro, voire tinto-roriz au Portugal, mais on le connaît surtout sous le nom de tempranillo.

vignes d’Espagnevignes d’Espagne

Avec 21% de toutes les vignes d’Espagne, il est le cépage rouge le plus planté dans ce pays et il continue de prendre de l’avance sur les autres rouges populaires, soit le garnacha (grenache), le bobal et le monastrell (mourvèdre). Ce sont les vins de La Rioja qui l’ont rendu le plus célèbre, bien que les tempranillos les plus courus sont sans doute ceux de Vega Sicilia, qui régnait pratiquement seule en Ribera del Duero, bien avant que les Pesquera, Pingus, Aalto et compagnie ne donnent son élan moderne à la région, à partir des années 70.

Il faut dire qu’il ne manque pas de charme, avec ses notes de fruits rouges, d’épices, de cuir et de tabac, sa couleur relativement claire, mais sa structure bien présente, avec parfois des moments plus fougueux, quand il provient de régions chaudes comme Toro, où il devient «une version turbo et exubérante» de lui-même, selon le mot de Jancis Robinson. Comme le disait très joliment Jean Aubry, du Devoir, dans une chronique consacrée à ce cépage: «Imaginez le velouté et le parfum d’un pinot noir, la noblesse de structure d’un cabernet franc et le moelleux discret d’un grenache qui se seraient égarés au pays de Don Quichotte.» Avouez que ça donne soif.

Ailleurs dans le monde, le tempranillo connaît une popularité certaine en Argentine, où il est probablement arrivé avec les premiers immigrants espagnols. L’Australie s’en est éprise, en cherchant à diversifier son encépagement, et obtient des résultats très convaincants. Aux États-Unis, il est devenu le rouge signature du Texas, tout en trouvant des amateurs en Californie et dans le sud de l’Orégon.

C’est preuve qu’il est pour le moins adaptable. Heureux comme un prince dans La Rioja, où il fait plutôt frais (pour l’Espagne), il présente une acidité rafraîchissante et ses tannins bien placés favorisent la longue garde. Pendant ce temps, dans les intenses chaleurs texanes où le soleil plombe plus que dans La Mancha et où le mercure grimpe facilement au-dessus de 40 °C, il donne des résultats nettement plus colorés et concentrés – pratiquement comme un cabernet-sauvignon, mais plus épicé. C’est ce qu’on appelle de la polyvalence.

Monastrell, renaissance espagnole

Il y a une trentaine d’années, on aurait été bien en peine de trouver sur le marché des vins faits en tout ou en majorité de mourvèdre – exception faite des vins de bandol, château fort solitaire du cépage, au bord de la Méditerranée française. Aujourd’hui, en dégustant l’un de ces vins charpentés, expressifs et si joliment arrondis par un fruit noir qui met l’eau à la bouche, on peut dire merci à l’Espagne, qui a beaucoup contribué à remettre de l’avant ce cépage, sous son nom local de monastrell.

MONASTRELLMONASTRELL

Ce retour en force s’est déroulé dans la région dite du Levant, un grand triangle de territoire autour de Valence et de Murcie, près de la Méditerranée, où l’on trouve notamment les appellations alicante, jumilla et yecla. Les vignerons de ces appellations ont réussi à valoriser de façon remarquable ce raisin qui profite admirablement de la chaleur du climat de la région.

Le monastrell est un cépage particulièrement tardif: là où plusieurs cépages seraient réduits en confiture, le mourvèdre prend son pied. C’est pourquoi le Levant possédait quantité de vieilles vignes de ce cépage, qui servaient historiquement à produire du vin en vrac. Devant la compétition croissante des vins du Nouveau Monde, le vrac espagnol était battu en brèche: il fallait donc trouver le moyen de faire mieux.

Des maisons comme Luzón, Casa de la Ermita, Castaño, Juan Gil et Barahonda célèbrent avec fierté les qualités de leur vin signature, qui s’exprime fort bien, même dans les styles les plus modernes, puisque sa carrure lui permet de bien «manger» le boisé, comme on dit parfois.

En fait, quand on goûte des vins où le mourvèdre est à l’avant-plan, on est en droit de se demander pourquoi il n’a joué jusqu’à récemment qu’un rôle de soutien dans les assemblages du sud de la France – voire de l’Australie, où l’on fait aussi de ces assemblages «GSM» (grenache, syrah, mourvèdre). Peu de cépages ont autant de caractère, de complexité et de capacité de vieillissement: goûter un vieux mourvèdre, où le fruit côtoie désormais des notes animales complexes et intrigantes, est un plaisir unique.

Plusieurs y ont pris goût, d’ailleurs, au-delà de l’Espagne. De plus en plus de vignerons californiens, australiens et français offrent maintenant des cuvées 100% mourvèdre qui ont du caractère. Et même quand on le retrouve dans les assemblages classiques du Rhône et du Languedoc, il prend plus de place qu’avant. Aujourd’hui, la France compte près de 8000 hectares de mourvèdre: en 1968, il n’en restait plus que 800. Une belle renaissance pour un cépage qui le mérite.