L’époque de la Régie des alcools

 J’avais cinq ans en 1960. J’étais loin de me douter cependant que l’année 1961 qui allait suivre constituerait un des plus glorieux millésimes du 20e siècle à Bordeaux. À cinq ans, on boit du lait; là commence et s’arrête la dégustation. Il m’aura tout de même fallu un quart de siècle, lors de mes études à l’Institut d’œnologie, pour pouvoir déguster, dans le fief girondin, l’archétype même du grand vin. Il s’agissait du Château Latour 1961. Pas mal du tout. Oui, j’insiste, pas mal du tout. Inutile toutefois de verser dans l’hyperbole, ce n’est que du vin après tout!

Au Québec, cependant, le millésime 1961 a une tout autre connotation: la Commission des liqueurs devient la Régie des alcools du Québec. On revient de loin. Vous avez sans doute encore souvenir de l’ambiance sacerdotale qui régnait dans les magasins d’alors avec des comptoirs grillagés qui ne ressemblaient ni plus ni moins qu’à des confessionnaux. Le badaud de passage ne pouvait rien deviner, ni la forme ni la couleur de la satanique bouteille. «Pour ne pas exciter la convoitise du consommateur», comme le mentionnera le rapport Thinel à la toute fin des années 1960. Une ambiance qui contraste avec les Années folles, quelques décennies plus tôt, où Montréal était le héâtre d’un night life des plus licencieux!

Le Québec des années 1960

Mais les années 1960 déboulent malgré tout avec un je-ne-sais-quoi d’électrisant. Il y a du yé-yé dans l’air, comme en témoignent, à l’aube de 1970, les nombreux groupes de musique tels César et les Romains, les Hou-Lops, les Lutins, les Bel Canto, les Sultans, les Sinners ou les Excentriques. Une décennie durant laquelle je découvre, comme bon nombre d’entre vous — allez, nous sommes entre amis, avouez-le —, le cabinet de boissons des parents où trônent le Martini & Rossi, une panoplie de gins dont l’incontournable Tanqueray Dry, la très reconnaissable bouteille de Grand Marnier, sans oublier l’étrange Tesoro Amontillado Medium Dry d’Espagne. Rencontres «intimes» desquelles on ne sort pas indemne, c’est le moins qu’on puisse dire!

Les années 1960 ne sont pas si tranquilles que ça, n’en déplaise à Jean Lesage, alors premier ministre du Québec. Pour les nostalgiques, le Canadien de Montréal rafle quatre Coupes Stanley (1965, 1966, 1968 et 1969), Michel Tremblay pond Les belles-sœurs, récoltant le succès qu’on lui connaît, les Cyniques piquent, écorchent et font réfléchir par leur humour grinçant, les Classels font rage alors que la France, elle, est le théâtre de sept semaines d’agitation monstre lors des manifestations de mai 1968. Ce qui n’empêchera pas l’Américain Neil Armstrong de faire calmement les tout premiers pas de l’homme sur la Lune une année plus tard, en 1969.

Expo 67: ouverts sur le monde

Entre la déferlante Beatlemania et le bed-in de John Lennon et Yoko Ono en 1969, que dire de l’Exposition universelle de Montréal en 1967, où l’on se rend en empruntant le tout nouveau métro sur pneumatiques? Pour épater la galerie, il fallait à tout prix faire estampiller son passeport à l’entrée de tous les pavillons visités. L’Expo 67 met aussi la table non seulement à la gastronomie «d’ailleurs», mais ouvre de nouveaux horizons aux Québécois en matière de vin. À l’époque, ces derniers doivent se contenter d’un petit millier de produits (1014 précisément) à la Régie des alcools. C’est 16 fois plus en 2020, sans compter l’apport de produits en importation privée, qui doublent l’offre. Que de chemin parcouru!

Après des années de succursales grillagées, la première succursale «semi‑libre‑service» voit le jour à la Place Ville Marie, à Montréal, en 1960. La clientèle peut enfin voir les produits.

Vers une modernisation de la société d’état

Le passage des années 1960 à 1970 fait tout doucement place à une modernisation des installations et du modèle d’affaires de la Régie des alcools, avec, par exemple, l’ouverture de la première succursale «semi-libre-service» à la Place Ville Marie, à Montréal. Une petite révolution. Bien qu’il soit sur les tablettes, le vin n’est pas encore sorti de la Grande Noirceur, mais la lumière n’est pas loin. Le principe du fameux comptoir tient toujours, mais il est dorénavant permis au consommateur de voir l’objet de son désir, sans toutefois pouvoir l’atteindre. Une étape qui sera franchie en 1970 alors que les succursales libre-service permettront au client non seulement de voir, mais aussi de prendre le produit, et ce, avec un choix un peu plus vaste de vins, quoique le «fort» demeure très populaire. C’est dans ce contexte que les premiers permis pour produire et vendre du vin québécois sont délivrés.

Ces permis trouveront leur justification sous la présidence du juge Lucien Thinel qui, de 1968 à 1971, aura le mandat d’»enquêter sur le commerce des boissons alcooliques […] et de rechercher les moyens les plus efficaces et les plus économiques pour assurer la surveillance de ce commerce pour en permettre la poursuite dans l’ordre et pour procurer des revenus essentiels au développement du Québec, sous forme d’impôt ou autrement». Les recommandations de la Commission d’enquête entraînent, dès 1971, la promulgation de deux lois qui visent à scinder la Régie des alcools en deux organismes distincts avec, également, deux mandats séparés.

Deux lois seront votées dans la foulée: la loi 44, qui entraîne la constitution de la Commission de contrôle des permis d’alcool, soit le bras justiciable qui contrôle l’émission comme le retrait des permis (que tous les restaurateurs ou autres débits de boissons se doivent de respecter encore aujourd’hui en timbrant leurs bouteilles); et la loi 47, qui autorise le commerce des boissons alcooliques en permettant d’acheter, d’importer, de mettre en bouteilles, de distribuer et de vendre des boissons alcooliques sur tout le territoire du Québec. De cette seconde loi est née la Société des alcools du Québec (SAQ) que nous connaissons aujourd’hui.

Tout cela apparaîtra pour le moins administratif pour certains, mais ces lois consacrent tout de même la SAQ comme une entreprise exclusivement commerciale qui met l’accent sur «l’efficacité et le service au public» en l’assurant d’une plus grande autonomie et, tel que le suggère une fois de plus la commission Thinel, d’«une mise à l’abri de toutes pressions politiques». Bien que cela attire la critique des détracteurs, qui sans cesse remettent en cause l’existence même du monopole, arguant soit que les prix affichés sont trop élevés, soit que la sélection de produits est insuffisante, ou encore, que la distribution est anarchique ou que la réactivité sur le plan des achats ne cadre pas avec la rapidité de la mouvance du commerce international.

Le système n’est sans doute pas parfait, mais n’en déplaise à ces mêmes détracteurs, le consommateur participe tout de même, il ne faut pas l’oublier, aux dividendes versés au gouvernement par SA société d’État. Et puis, on est loin de l’ambiance dont faisait mention encore une fois le rapport Thinel en 1971 (très exactement à la page 236), qui témoignait du fait que «le client a parfois l’impression d’être traité comme un intrus venant troubler la quiétude des employés» lorsqu’il entre en succursale. Les conseillers en vin de la SAQ — et il y a de véritables passionnés dans le lot! — se font toujours un plaisir de partager leurs connaissances avec la clientèle.

Bienvenue aux dames

En 1979, presque 40 ans après avoir obtenu le droit de vote au Québec, les femmes ont maintenant le droit de fréquenter les tavernes. Bon, les verres avaient beau être «stérilisés», n’empêche que la taverne, avec sa «p’tite mousse» à 25 sous le verre, dégustée dans une ambiance exhalant la testostérone, n’apparaissait pas d’office comme un endroit «Bienvenue aux dames»! Se sont-elles pour autant entichées de ces établissements sommaires où il faisait bon lever le coude dès sept heures du matin? À vrai dire, non. Trop peu, trop tard. Elles migreront plutôt vers les établissements de type brasserie, plus conviviaux, ou développeront, dans les années suivantes, cette habitude du vin au verre, toujours très en vogue aujourd’hui.

En 1973, la SAQ inaugure la première Maison des vins à la place Royale, à Québec. Les amateurs peuvent y dénicher des vins de grande qualité parmi une vaste sélection.

Le goût pour le vin

Alors que le nombre de succursales se multiplie, le gouvernement provincial autorise, en 1978, les épiceries indépendantes et les dépanneurs à proposer des vins du Québec à leurs consommateurs, car oui, timidement, les vins du Québec prennent leur envol, même si l’industrie est encore embryonnaire. En permettant aux épiceries et aux dépanneurs de vendre du vin, on espère que les Québécois développeront leur goût du vin avec, à la clé, une augmentation de la consommation. Confréries bachiques, sociétés d’importation privée de vin, clubs de dégustation d’amateurs et, bientôt, un premier guide du vin d’envergure, celui de Michel Phaneuf (1980), clôturent la décennie tout en ouvrant de nouvelles perspectives, mais aussi de nouvelles stratégies de développement à la SAQ. Dont la création de nombreuses bannières (Express, Classique, Sélection, etc.), segmentant un marché plus nuancé que jamais.

Avec le Guide Phaneuf — qui fêtait en 2020 son 40e anniversaire —, un nouvel âge d’or du vin s’amorce au Québec. C’est celui où j’ai personnellement trouvé mes marques et où, sans flagornerie vis-à-vis la SAQ, j’ai parcouru la planète entière par l’entremise des nombreux vins offerts dans ses succursales. Un apprentissage, et surtout un avantage de taille, dont ne jouissent pas, par exemple, nos cousins français. On boit peut-être du lait à cinq ans, mais désolé, là ne s’arrête pas la dégustation!

On buvait quoi?

Cocktails
Saviez-vous que c’est au Bulldog Pub de La Ronde, en 1967, qu’on goûte les premiers scotch single malts et les bières britanniques? L’époque suinte encore des parfums capiteux de la série Mad Men où même Don Draper et ses pochards éthyliques ne se doutent pas encore qu’ils vivent avant l’heure une téléréalité des plus imbibées. Les cocktails ont la cote alors que chaque bureau, salle de réunion et autres lieux de réception affichent sur leur minibar bien fourni du rye Melchers Special Reserve, du cognac Biscuit 6 ans, du gin De Kuyper, du Canadian Club, du Crown Royal, de la vodka Moskovskaya et autres spiritueux capables d’enflammer martini, gin tonic, Zombie, Singapore Sling, Bloody Mary, Cuba Libre, Negroni, Mai Tai, Old-fashioned et Whisky sour, pour n’en nommer que quelques-uns. Et ce, dès 10 heures du matin!

Comme si ce n’était pas suffisant, on poursuivait avec un dîner au Beaver Club ou au Kon Tiki (tous deux inaugurés en 1958), où le guéridon à roulettes de la maison venait adoucir les effets de la déshydratation précoce, qui se réglait en avalant parfois trois autres martinis pour tenir le coup jusqu’au bureau. Après un petit verre du chic porto (!) canadien St-Georges Bright ou une p’tite v’limeuse crème de menthe verte de Bols, pour la route, bien entendu. La gueule de bois n’avait que faire de la gueule de l’emploi!

Nostalgie
Revenons en 1955. De nouvelles heures d’ouverture sont instaurées dans 11 établissements, donnant la possibilité de se procurer, jusqu’à 22 h, ce Pouilly-Fuissé 1949 de Bichot à 2$ (contre 26$ aujourd’hui), ce champagne Taittinger Brut à 5,75$ (contre 65,25$) ou cet autre Côte Rôtie 1950 à 2,15$ — au moment d’écrire ces lignes, le Côte Rôtie La Turque 2010 de la maison Guigal se détaille, dans la très chic boutique Signature de la SAQ, à 472$, soit près de 220 fois plus cher qu’en 1955. Un seul regret, quand même: la disparition du bon vieux Québérac à 85 cents la bouteille!

Cocktail souvenir

Cocktail emblématique du Canada, le Bloody Caesar est né à Calgary en 1969 alors que le barman Walter Chell s’inspire d’un plat de pâtes aux palourdes, les spaghettis alle vongole, et décide de combiner du jus de palourde avec du jus de tomate, puis d’y ajouter de la vodka et des épices.

Bloody Caesar

Donne 1 verre

Ingrédients
45 ml (1 1/2 oz) de vodka
120 ml (4 oz) de jus Clamato
5 ml (1 c. à thé) de sauce Worcestershire
Quelques gouttes de sauce Tabasco rouge
Quartier de lime
Sel de céleri
Glaçons
Sel et poivre
1 petit oignon blanc mariné
1 tige de céleri
1 petit cornichon
1 petit piment fort

Préparation

Directement dans le verre

Avec la lime et le sel de céleri, givrer le rebord d’un verre highball rempli de glaçons. Ajouter tous les ingrédients, sauf les légumes. Remuer à l’aide d’une cuillère à mélange. Saler et poivrer au goût. Garnir avec le céleri, le cornichon, le piment fort et l’oignon mariné, si désiré.

On mangeait quoi?

Da Giovanni
Personnellement, j’étais incapable de me débarrasser de la ritournelle devenue un obsédant ver d’oreille quand j’entendais «Da Giovanni, Da Giovanniiiiii... le meilleur spaghetti...». Dans les années 1960, le restaurant de la rue Sainte-Catherine, à Montréal, proposait les fameuses pâtes pas du tout al dente, étouffées sous une cascade de sauce à la viande. Oui, le spaghetti avait la cote: pas cher, bourratif, consensuel — c’était qui détenait la meilleure recette —, surtout servi avec une fiasque de chianti Ruffino habillée de paille. L’incontournable spaghetti rivalisait avec d’autres mets simples et économiques, tels le pâté chinois, la soupe aux pois, la dinde, la tourtière ou le pouding chômeur. Mais c’était avant que Jehane Patenaude Benoît, formée à l’institut Le Cordon Bleu Paris, ne publie une trentaine de volumes, dont la célèbre Encyclopédie de la cuisine canadienne (1963), dans le but d’élargir les horizons gustatifs des Québécois. Une petite révolution dans l’assiette, à une époque où le Québécois voyage de plus en plus, surtout à destination de Paris où il côtoie foie gras, rognons de veau, vol-au-vent, magret de canard, os à la moelle et autres poulardes de Bresse. Autre chose que les TV Dinners avalés dans l’avion en 1962, où tout repas se terminait en grillant une cigarette! Ce pigeon voyageur ne sera pas dépaysé, puisque, le 19 décembre 1980, le bistrot de style parisien L’Express ouvre ses portes rue Saint-Denis, à Montréal. Une bénédiction! Demandez à Sœur Angèle!

Recette souvenir

Le pain sandwich est apparu au Québec entre les années 1920 et 1940 dans les publicités de fromage à tartiner. Au fil du temps, il est devenu une des traditions du temps des Fêtes aux côtés de la tourtière et de la dinde. À l’origine, il s’agit d’un pain tranché à l’horizontale, puis garni en alternance avec des salades de poulet, de jambon et aux œufs.

Pain sandwich surprise

Préparation 30 à 45 minutes
Cuisson 12 minutes
Pour 10 à 12 personnes

Monument de la gastronomie canadienne

Le legs de Jehane Benoît est inestimable. Avec une trentaine d'ouvrages et une présence à la radio et à la télévision dès les années 1950, celle qui détient un diplôme en chimie alimentaire de la Sorbonne, à Paris, a influencé plusieurs générations ainsi que des chefs dans tout le Canada. Son ouvrage le plus populaire, L’encyclopédie de la cuisine canadienne, paru en 1963, s’est vendu à plus d’un million et demi d’exemplaires. Reconnue pour sa personnalité avant-gardiste, elle a entre autres introduit le vin et les autres alcools dans la cuisine québécoise, et a insufflé une touche moderne aux plats traditionnels du Québec tout en initiant le palais des Québécois à la cuisine du monde.

Photos: Archives SAQ (Régie des Alcools du Québec et la Maison des vins); Archives / Média QMi (Restaurant Da Giovanni); Myriam Huzel (femmes); Valeria Bismar (cocktail et recette).